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De la guerre à l’art

 

Andréa Roy-Binette

 

 

   Entre la guerre, les échos des rires d’enfants et des maisons en ruine, deux frères jumeaux : Amed et Aziz. L’un est mourant, l’autre sera sacrifié. Sur fond de désert aride et d’oranges pleines de pépins, Larry Tremblay frappe fort avec son cinquième roman intitulé L’orangeraie.

 

   Né au Québec en 1954, Larry Tremblay a débuté sa carrière en tant que dramaturge avec la pièce 8 Opérations, parue en 1978. Son œuvre théâtrale comprend 27 pièces, dont The Dragonfly of Chicoutimi. Il a également publié cinq romans, dont Le Christ obèse, finaliste pour le Prix littéraire des collégiens 2013, et L’orangeraie, qui a gagné ce même prix en 2015. L’intrigue du roman se déroule principalement dans un pays inconnu probablement situé au Moyen-Orient. Cependant, peu importe à Larry Tremblay d’identifier ce pays fictif. Ce qui compte est l’actualité et l’universalité de son histoire.  

 

   Fable moderne et émouvante, le récit est séparé en trois parties qui retracent les étapes de la vie d’Amed. Dans la première partie, les frères de neuf ans voient la maison de leurs grands-parents bombardée par le camp ennemi. Soulayed, un religieux fanatique, vaniteux et superstitieux profite de la douleur et de la haine du père d’Aziz et d’Amed pour le convaincre de sacrifier l’un de ses fils et d’en faire un kamikaze. Lorsque le père des deux gamins apprend qu’Aziz est mourant, il décide alors qu’Amed portera la ceinture d’explosifs. Heureusement pour lui, sa mère le convainc de changer de place avec son frère déjà condamné. Ainsi, dans la deuxième partie du roman, Amed, maintenant devenu Aziz, est forcé de rejoindre sa tante au Québec. Désormais âgé de vingt ans, il termine ses études en théâtre et interprète le rôle de Sony dans la pièce montée par son professeur, Mikaël. Dans la dernière scène de cette pièce, Sony doit donner une raison de laisser la vie sauve au soldat qui a massacré sa famille. Éprouvant un malaise quant au destin de Sony, Amed renonce à son rôle. Dans la troisième partie, Amed décide de réinventer la fin de la pièce et de donner à Sony les voix de toutes les victimes de la guerre qui le hantent depuis l’enfance.

 

   Plus qu’un questionnement sur la futilité de la guerre, Tremblay propose une interrogation sur l’art et les artistes qui en traitent. Comment une personne qui n’a jamais vécu la guerre peut-elle écrire sur ce sujet? Peut-elle comprendre et représenter fidèlement ce que c’est? Est-ce de l’arrogance que de prétendre pouvoir rendre la violence artistique et en même temps réaliste? Bien que ces doutes soient exprimés par Amed, ils sont en fait ceux de l’auteur lui-même. Qu'aurait-il fait à la place d’Amed ou du soldat qu’il a créé de toutes pièces? Tremblay soulève judicieusement ces questions à travers la mise en scène d'une pièce de théâtre dans son roman. Lorsque Amed joue le rôle de Sony à la fin de cette pièce, c’est par le témoignage du jeune homme que l’auteur fait en sorte que les enfants du camp de réfugiés n’ont pas été tués en vain. Comme Amed l’avait expliqué à son oncle, c’est en devenant acteur qu’il pourra faire vivre les voix qui l’habitent : « Toutes ces voix, eh bien, elles veulent exister pour de bon. Pas seulement comme des fantômes dans ma tête. Si je deviens acteur, je vais pouvoir les mettre au monde, leur donner une parole. » (p.147) Ainsi, les différentes voix que prend Amed en donnent une aux victimes innocentes et leur permet de sortir de leur anonymat grâce au théâtre.

 

   Même si l’écriture de Larry Tremblay est simple et efficace, elle conserve la candeur et la poésie de l’enfance. C’est avec une prose théâtrale que l’auteur plonge le lecteur dans un univers où l’innocence de deux enfants leur est arrachée. Les phrases courtes et dynamiques se font écho entre elles, comme Amed et Aziz sont la réflexion l’un de l’autre. L’auteur exploite savamment la gémellité des frères autant dans la construction des phrases qu’avec les différences qui renforcent le lien qu’ils entretiennent. C’est dans une prière de Tamara que Larry Tremblay expose la dualité qui lie les jumeaux : « Écoute-moi, j’ai deux fils. L’un est la main, l’autre, le poing. L’un prend, l’autre donne. Un jour, c’est l’un, un jour, c’est l’autre. Je t’en supplie, ne me prends pas les deux. » (p.27) Ainsi, c’est avec un travail minutieux que l’auteur exploite les ressemblances et différences entre les jumeaux.

 

   S’interrogeant sur la guerre, c’est avec sensibilité et sincérité que l'auteur montre la place des enfants dans un conflit trop grand pour eux. Les cordes de cerfs-volants se brisent à mesure que la vie des jumeaux est chamboulée. Le fanatisme de Soulayed les persuade que c’est un grand honneur de devenir kamikaze, de mourir en tuant les « chiens ». Amed a l’esprit moins vengeur et a peur de mourir pour rien. Aziz, plus convaincu par la cause, n’y voit que de la bravoure. Tremblay montre la banalité de l’horreur en travestissant les jeux quotidiens des jumeaux pour qu’ils deviennent la simulation de l’explosion qu’ils causeront. C’est donc à coup de ceintures explosives imaginaires qu’ils jouent à la guerre.

 

   Les enfants soldats demeurent un sujet affreusement actuel, et Larry Tremblay a su leur apporter un semblant de paix, comme Amed avec les voix des victimes de son frère. L’orangeraie n’est pas une fable pour enfants, mais propose une réflexion sur la guerre et ses victimes.​

 

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TREMBLAY, Larry. L’orangeraie, Québec, Alto, 2013, 160 p.

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