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Le ciel mauve de Bay City
Cynthia Riel-Herbet
Une aura funeste, glauque, intangible qui entoure une banlieue américaine. Un lieu où la décadence approche à pas feutrés avec les nouvelles valeurs occidentales de la société de consommation ainsi que le conformisme et où la télévision devient un culte. C’est ce que propose Le ciel de Bay City, paru en 2008 aux éditions Héliotrope, le quatrième roman de Catherine Mavrikakis : une réalité souillée par les Kmart et par la dense pollution que produisent les usines Flint, et où la mort attend au pas de la porte.
Catherine Mavrikakis est née à Chicago en 1961, d’une mère française et d’un père d’origine grecque qui a grandi en Algérie. En plus d’être essayiste et romancière, elle enseigne au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, après avoir enseigné à l’Université Concordia. Son roman Le ciel de Bay City est lauréat du Grand prix du livre de Montréal (2009), du Prix littéraire des collégiens (2009) ainsi que du Prix des libraires du Québec (2009). Elle a publié neuf essais ainsi que huit romans, son dernier étant La Ballade d’Ali Baba, paru en 2014.
On croit d’abord que Le ciel de Bay City est l’histoire d’une jeune Américaine typique, mais Amy Duchesnay, la narratrice, au seuil de ses 18 ans, est plutôt une adolescente qui porte en elle une colère refoulée en raison de sa famille. N’ayant jamais connu son père, elle est élevée par une mère effacée, Denise, qui n’éprouve aucun sentiment à son égard. Elle vit également avec sa tante Babette, une femme névrosée, ainsi qu’avec son oncle Gustavo et son cousin Victor. Très jeunes, sa mère et sa tante ont quitté la France pour l’Amérique (où il fait si bon vivre) à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, au cours de laquelle leurs parents ont péri dans les camps de concentration. Amy a l’impression de porter en elle les horreurs de la guerre et de flotter dans le monde des morts : elle se sent coincée sous un ciel mauve dont la couleur est empreinte des cendres d’Auschwitz.
Alors que le rêve américain permet à Denise et à Babette de se détacher de leurs souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale, on sent toutefois que la mort rôde sur les terres du Michigan, où se déroule le récit : celle des Amérindiens, celle causée par les génocides antérieurs ainsi que celle diffusée par la télévision dans les faits divers. Amy vocifère contre le ciel qui a été témoin de toute la violence générée par les nazis et qui se déchaîne également sur le continent américain, car « [...] on sait bien qu’il [le ciel] ne peut rien pour nous. Le ciel est un traitre. » (p. 176) Le ciel de Bay City abrite un torrent de rage où le brasier de la colère est constamment remué. Le roman propose une réflexion sur les horreurs causées par les hommes et dont on oublie rapidement les conséquences ainsi que les victimes. Le discours qui domine le livre accuse la façade hypocrite de l’Amérique qui tente de raser les « grands » événements dans le but de camoufler la violence, de la reléguer aux oubliettes. Pourtant, la mort pourrait être le moteur d’un changement de mœurs afin que ne se reproduisent plus les mêmes erreurs. Denise et Babette tentent néanmoins de refouler la vérité et d’effacer leurs mauvais souvenirs. Rescapées du passé, celles-ci renient leurs croyances juives, concédant ainsi une victoire symbolique aux nazis : la mort s’infiltre jusqu’à l’œsophage, exterminant les origines. Cependant, une brèche s’ouvre, laissant l’Histoire pénétrer l’esprit d’Amy et submerger le ciel de Bay City de son aura sinistre. Sans s’en rendre compte, la famille Duchesnay est ainsi plongée dans une impasse, comme prisonnière d’un dôme où la mort plane : « L’Amérique est une sépulture. Le ciel, une belle ordure. » (p. 292)
Dans une structure où les allers-retours sont constants entre la vie adolescente d’Amy et sa vie adulte, la mort connait une évolution dans son esprit. La tête d’Amy est, d’abord, pleine d’horreurs, car elle voit les Juifs périr dans les chambres à gaz et est hantée par sa grande sœur mort-née : « En moi, les peuples meurent. Je les vois périr horriblement. » (p.255) Alors que le poids du passé morbide écrase Amy, elle commet un meurtre pour se laver de ses idées noires. Son plan étant initialement de succomber dans les flammes avec les autres membres de sa famille, elle survit à l’incendie qu’elle a elle-même allumé et doit, ensuite, apprendre à côtoyer la mort, à lui faire confiance et à attendre patiemment son tour. Dans les épisodes relatant son adolescence, Amy transpire la rage, tandis qu’on présente une Amy légèrement plus positive dans les épisodes concernant sa vie adulte, notamment en raison de la naissance de sa fille Heaven. Ce prénom fait d’ailleurs référence à la mort, mais est connoté positivement. Cependant, la mort reste inévitable, elle surplombe le ciel et semble toujours présente dans le cœur d’Amy. L’empreinte funeste plane toujours dans le ciel mauve de Bay City, mais une lueur bleu espoir se dépose comme un voile sur ce dôme suffoquant.
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MAVRIKAKIS, Catherine. Le ciel de Bay City, Montréal, Héliotrope, 2008, 292p.
