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Marie-Maxime Jandelle-Girard
Boris Vian est né le 10 mars 1920 à Ville-d’Avray, en France, et est mort le 23 juin 1959. Diplômé en ingénierie de l’École centrale, il est tour à tour écrivain, poète, trompettiste, chanteur, traducteur, scénariste, acteur et peintre. Son œuvre est peu appréciée de son vivant, mais acclamée et défendue par la jeunesse des années 1960-1970. En tant qu’écrivain, Vian est reconnu pour être un inventeur de néologismes et un créateur de personnages profonds, souvent porteurs de double-sens. Parmi les romans qu'il a publiés, quelques-uns ont été interdits, notamment J’irai cracher sur vos tombes, et d’autres délaissés, comme ce fut le cas pour L'arrache-cœur. Il était aussi l'ami de Jean-Paul Sartre, de Raymond Queneau et de Simone de Beauvoir.
Boris Vian, l’homme aux milles métiers, n’a pu être apprécié par le monde littéraire de son vivant. Ce n’est que dans les années 1960, en même temps qu’une vague de grèves étudiantes sévissait un peu partout sur le globe, que Vian est redécouvert par la jeunesse et apprécié pour sa finesse d’esprit ainsi que ses jeux littéraires; les jeunes se reconnaissent dans son écriture ludique. L’arrache-cœur, publié en 1953, fait partie de ces œuvres qui sont parues trop tôt pour leur époque mais qui, par leur intemporalité, continuent aujourd’hui d’être appréciées et redécouvertes.
L'action de L’arrache-cœur se déroule dans un village sans nom où la honte se vend à un homme et où les enfants décollent du sol quand ils ingurgitent des limaces bleues. Jacquemort, le personnage principal, s’y installe par hasard, fasciné par les habitants qui y vivent et avide de trouver des sujets à psychanalyser. C’est dans l’imposante maison de Clémentine, mère de triplets qui développe une anxiété maladive au sujet de ceux-ci, que se situe la majeure partie de l’histoire. Boris Vian plonge le lecteur dans un univers absurde et fascinant grâce à ses créations linguistiques et à une narration changeante, révélatrice des personnages qui prennent la parole.
Au fil des pages, le lecteur distingue facilement les pensées et les paroles de chaque narrateur. Ainsi, l’auteur démontre le talent qu’il possède avec le vocabulaire, la syntaxe et la ponctuation pour faire varier le discours. Par exemple, Clémentine, la mère des « trumeaux » et propriétaire de la grande maison sur la falaise, développe au cours de l’histoire une anxiété maladive liée aux dangers qui pourraient menacer ses enfants. Lors d’une de ses fabulations, elle se met à imaginer ce qui pourrait leur arriver si elle leur donnait le bain : « Et, à ce moment, il y une formidable surpression dans les conduites, parce que, subitement, une météorite incandescente est tombée du milieu du réservoir et a réussi à pénétrer dans le canal principal sans exploser en raison de la vitesse affolante. » (p.207) Le discours que lui crée Vian est souvent long, lourd, rempli de gradations et se distingue aisément de la façon de parler (et de penser) de Jacquemort, le psychanalyste qui, lui, s'exprime avec finesse en utilisant des figures de style et en pesant ses mots, comme quand il décrit la nature qui se trouve sur son chemin: « La nature est fraîche et belle, quoique l’an soit sur son déclin. Mois d’octembre odorant et mûr, avec les feuilles noires et dures et les ronces en barbelé rouge, et tous les nuages qui bougent et qui s’étirent au bord du ciel » (p.226). De plus, Boris Vian profite du nombre restreint de ses personnages principaux pour construire leur évolution de façon subtile mais précise. Par ailleurs, le fait qu'une poignée de personnages seulement soient approfondis par l'auteur permet au lecteur de s'y attacher plus intimement.
Il est important de souligner l’opinion et le regard de Vian qui teintent le livre, mais toujours d’une façon subtile et sans que l’on perçoive un désir de provoquer un quelconque débat. Par exemple, le personnage du curé laisse voir de façon claire ce que pense l’auteur de l’Église : il est représenté de façon loufoque avec ses messes chaotiques et ses « spectacles » qui contiennent notamment des combats de boxe avec le diable, son sacristain. D’autre part, le personnage de la Gloïre est très intéressant : il s’agit d’un homme qui, en échange d’or qu’il ne peut utiliser pour acheter quoi que ce soit, accepte de porter la honte de quiconque cherche à s’en débarrasser… Boris Vian critique-t-il ce qu’est devenu l’Homme d’aujourd’hui, lui reprochant de pouvoir se débarrasser de sa honte et de ses remords facilement, sans considération pour celui sur qui il les déverse? L’arrache-cœur comporte une multitude d’éléments fascinants qui conduisent à une réflexion approfondie sur la société actuelle.
De plus, l’auteur de L’arrache-cœur est reconnu et admiré pour ses fantaisies littéraires. Nouvelles expressions de son cru, mots-valises inventés, tous ces clins d’œil stylistiques donnent un charme énorme à ce roman, et en font plus qu’une simple bonne histoire bien racontée. Boris Vian crée parfois des mots aux racines logiques, tels que « trumeaux » (p.55), un mélange entre « trois » et « jumeaux », qu’il utilise pour désigner les triplets Joël, Noël et Citroën. D’autres mots semblent être le résultat d’un mélange hasardeux de lettres, comme « ploustochnik » (p.59), qui désigne une certaine boisson. Bien que l’exercice auquel s’est adonné l’auteur puisse sembler puéril, il est au contraire un élément fantaisiste parmi d’autres dans l’univers surréaliste du récit. De plus, Vian est aussi créatif quand il en vient aux descriptions. En effet, son style ludique devient parfois plus lyrique, poétique, comme au début du livre : « Jacquemort avançait sans se presser et regardait les calamines dont le cœur rouge sombre battait au soleil. À chaque pulsation, un nuage de pollen s’élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d’un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient.» (p.47). Par son style aux nombreuses facettes et par son vocabulaire imagé et charismatique, l’œuvre ne lasse jamais et émerveille à maintes reprises.
L’atmosphère générale de l’œuvre de Boris Vian est assez ambivalente : parfois légère, teintée de poésie et d’humour, elle est d’autres fois d’une violence crue et d’une grande méchanceté. Cette dualité entre l’horreur et l’incroyable laisse le lecteur se questionner à savoir si cet univers est à l’image d’un rêve ou d’un cauchemar. En outre, cette dualité est présente un peu partout au cours du roman, et particulièrement si l'on compare le début et la fin de l’histoire. En effet, tout commence avec l’arrivée de Jacquemort au moment de l’accouchement de Clémentine ; c’est donc la vie et un nouveau départ qui prévalent alors. Au contraire, à la fin, c’est l’emprisonnement qui domine car Clémentine, poussée par sa folie protectrice, finit par faire construire d’immenses cages dorées pour chacun de ses fils.
En fait, L’arrache-cœur, peut-être décrit ainsi : un questionnement constant par rapport au monde dans lequel on est plongé, un émerveillement face à l’imaginaire éclaté de Boris Vian, et un malaise que l’on aime retrouver à chaque lecture…
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VIAN, Boris. L’arrache-cœur, Québec, Éditions CEC, 2011, [1953], 303 pages.
