La bibliothèque idéale
L’éclectisme des irréductibles
Cécile Caron
Les premières lectures influencent énormément la personnalité littéraire et artistique des jeunes enfants, formant la base du système de pensée des adultes qu’ils deviendront. La bande dessinée, modèle idéal alliant l’intelligence visuelle et le langage, est probablement le support le plus efficace pour livrer un propos sensible et une folie lumineuse typique de l’enfance. Ce caractère éclectique en fait une oeuvre qui vieillit avec ses lecteurs, comme dans le cas des Aventures d’Astérix.
René Goscinny (texte) et Albert Uderzo (dessin) sont les parents d’Astérix et de sa bande. Le duo formé en 1959 se voit confier la mission de créer une bande dessinée pour le magazine Pilote. Par souci éditorial, face aux piliers qu’étaient Spirou et Tintin à l’époque, ils se devaient de véhiculer une image forte et positive de la France. Leur première idée est d’adapter Le roman de Renart en bande-dessinée; toutefois, cette oeuvre-phare de la littérature française venait tout juste d’être reprise au théâtre. Goscinny et Uderzo songèrent donc à l’histoire de la France depuis la préhistoire, et c’est l’époque de la Gaule qui fut retenue. C’est dans un éclat de rire et après de nombreuses déclinaisons du nom «Vercingétorix » (célèbre chef gaulois) que sont nés Astérix, Obélix, Panoramix et tous les autres.
Astérix et Cléopatre, sixième album de la série, fut conçu à la suite de la parution du film Cléopatre, mettant en vedette Elizabeth Taylor. Plusieurs références à cette production monumentale sont contenues dans la bande dessinée, d'abord sur la couverture du premier tirage, qui est une caricature de l’affiche du film. Toujours en fonction de l’Histoire (avec un grand H!) qui dirige les aventures des irréductibles Gaulois, Astérix et Cléopatre plonge les personnages dans une aventure au sein de l’Égypte ancienne, à la rescousse de Numérobis, architecte devant construire un palais pour César dans les plus brefs délais. En effet, Cléopatre cherche à prouver à l’empereur, à la suite d’un pari, que les Égyptiens forment le plus grand des peuples. Pour mener à terme ce projet, Panoramix fournira sa célébrissime potion aux ouvriers, tandis qu’Astérix et Obélix lutteront contre Amonbofis - ennemi juré de Numérobis -, les Romains et la menace constante des crocodiles sacrés. Sur fond de lutte syndicale, de tourisme de masse et d’une culture étrangère pour les Gaulois, cet album, paru pour la première fois en 1965, est une oeuvre majeure du duo Goscinny-Uderzo.
La beauté de la série Astérix, c’est que, comme Numérobis, les auteurs ont brillamment réussi leur pari de raconter non seulement l’histoire de la France, mais aussi celle de l’Europe et du monde antique. Astérix ne présente pas l’histoire de manière linéaire, mais plutôt de façon complètement éclatée. Cette nouvelle lecture, qui brise tant la ligne du temps que les frontières (trois Gaulois et un petit chien en Égypte, vraiment?), procède par l’art de la référence et de la récupération d’éléments culturels dans une perspective tout à fait postmoderne. La présence constante d’anachronismes (par exemple, l’illustration d’une idée inexistante à l’époque abordée, soit 50 avant J-C) peut créer une forme d’incohérence historique automatiquement acceptée par le lecteur qui, inconsciemment, s’abandonne à l’éclatement chronologique. La citation, efficace écho à une oeuvre artistique antérieure à la série, crée un sentiment de connivence avec le lecteur : la « situation accroupie » de Misenplis, scribe de Numérobis, est une référence à la célèbre statue du Scribe accroupi (vers -2600, -2300 avant J-C) exposée au Louvres. Reconnaître ces citations est un bonheur pour le lecteur amateur d’histoire de l’art et stimule la curiosité de celui qui en connaît moins sur le sujet. Évidemment, les références ne relèvent pas que du domaine artistique. L’épisode de la grève des ouvriers, qui revendiquent une diminution de coups de fouets sur le chantier, est un clin d’oeil à la toute première grève de l’histoire, ayant eu lieu sous le règne de Ramsès II. La stratification d’éléments issus du patrimoine historique et culturel d’un pays et, par extension, du monde, tisse une toile guidant les lecteurs dans un voyage au coeur de l’histoire.
Pour servir son banquet culturel, René Goscinny (le scénariste) utilise un style efficace à la fois relevé et simple, accessible tant aux jeunes lecteurs, qui goûtent souvent pour la première fois à la littérature avec Astérix, qu'aux irréductibles plus âgés. Par ailleurs, le texte dévoile un humour aussi présent dans les mots. Le célèbre échange entre l’architecte Numérobis, fraîchement arrivé en Gaule, et le druide Panoramix le confirme : « Je suis mon cher ami, très heureux de te voir », et l’autre de répondre « C’est un alexandrin. » Avec cette réplique, Panoramix voit doublement juste, car Numérobis, originaire d’Alexandrie, vient de se présenter par un alexandrin (soit un vers composé de douze pieds divisés par une césure). Notons l’utilisation du comique de répétition (l’action de répéter une blague plusieurs fois, avec ou sans modifications), qui contribue à accroître le sentiment de connivence. Certaines blagues sont reproduites à travers toute la série (comme les sempiternelles locutions latines du pirate Triple-Patte après un naufrage), tandis que d’autres sont propres à chaque album. Dans le cas d’Astérix et Cléopatre, c’est le nez de Cléopatre, une fascination pour Panoramix, qui est constamment mentionné : « Nez qu’elle avait d'ailleurs fort joli, si nous ne vous l’avons déjà dit... ». Il s’agit d’une référence directe au mythe créé par Blaise Pascal, dans ses Pensées (1669), où il écrit : « Le nez de Cléopatre : s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » La simplicité recherchée du style de Goscinny, ses références à d’autres types d’écriture (poésie classique et locutions latines) ainsi qu’à la littérature (Blaise Pascal) forment un texte à la qualité et à l’intelligence dignes des plus grandes oeuvres de l’histoire littéraire.
Enfin, comment parler d’une bande dessinée sans aborder son essence, soit le dessin? Albert Uderzo doit la finesse de sa plume à sa longue expérience et à son activité constante dans le domaine de l’édition, ainsi qu’à plusieurs contrats dans des médias variés (allant du journal d’actualités au roman, en passant par les recueils illustrés). Son style semi-réaliste se rattache à l’école de Charleroi, ville belge où le journal Spirou a été fondé. Elle se caractérise par des lignes sombres, des gros nez, des bulles arrondies et, bien entendu, un souci de la caricature. Bien que le dessin soit la base de la bande dessinée, contribuant à l’humour développé par le scénario de Goscinny, un autre facteur graphique alimente la puissance de la série Astérix, soit la police des caractères. La calligraphie qui livre le texte de Goscinny offre une deuxième dimension au dessin. Par exemple, dans Astérix et les Goths (1963), tout ce qui est dit par les Goths est en police gothique. Dans Astérix et Cléopatre, on se doute bien que tout ce qu’expriment les Égyptiens est en hiéroglyphes! Ces derniers créent une mise en abyme dans la bande dessinée car, étant donné que ce sont des symboles simplifiés à l’intérieur d’un phylactère, ils représentent une petite histoire au sein de la grande. Lorsque Panoramix fait découvrir la potion magique aux ouvriers égyptiens, ceux-ci, ébahis, discutent entre eux des effets de la potion. Ces conversations sont en fait des micros-récits.
La richesse d’Astérix et Cléopatre provient, tant dans son scénario que dans sa langue ou dans son dessin, de la stratification d’éléments culturels et historiques. Il s’agit d’un catalyseur de curiosité pour le jeune lecteur, d’un brillant jeu de références pour les plus vieux et, dans tous les cas, d’un récit à l’intelligence infaillible.
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GOSCINNY, René et UDERZO, Albert. Astérix et Cléopatre, Neuilly-sur-Seine, Ed. Dargaud, 1965,
48 p.
DU CHATENET, Aymar (dir.) Le dictionnaire Goscinny, Paris, Ed. J-C Lattès, 2003, 1247 p.
« École de Marcinelle » dans WIKIPEDIA [en ligne] , 2 avril 2016, https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_Marcinelle (page consultée le 20 avril 2016).
