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Ru : un roman doux comme une berceuse                                                              

Camille Poulin

 

 

  

   Ru. Deux lettres qui résument un univers entier. Le titre ne pourrait pas mieux convenir à ce premier roman de Kim Thùy, Québécoise d’origine vietnamienne obligée de fuir son pays natal avec sa famille à l’âge de 10 ans. En effet, ru signifie en français « petit ruisseau » ou « écoulement » et, en vietnamien, « berceuse ». Nom à la fois utilisé aux sens propre et figuré, ce mot révèle par sa seule syllabe toute l’essence du roman : le métissage de langues et de cultures qui cohabitent aujourd’hui en tous ces immigrés ayant un jour posé les pieds en terre étrangère.

 

   Alors qu’elle était encore une enfant, Kim Thùy s’est vue forcée de quitter son pays à la suite de la victoire des communistes à l’issue de la guerre du Vietnam, en 1975. La fuite a été éprouvante pour tous les boat people désireux de délaisser l’horreur pour un endroit sécuritaire. C’est ainsi que la jeune fille, ses frères et ses parents sont arrivés à Granby, au Québec, sans rien à quoi s’accrocher. Cette expérience semble avoir profondément marqué l’auteure, qui a ressenti le besoin de lui consacrer un roman, Ru, récit d’une sensibilité crue paru pour la première fois en 2009 chez Libre Expression. Dans ce livre dont chaque page constitue un chapitre, il est question d’origines, d’appartenance, du choc entre les cultures, d’immigration, de déracinement, d’identité, d’enfance, de maternité, de guerre et de paix ; l’auteure y fait entendre sa voix ainsi que celles de tous les autres Vietnamiens ayant partagé le même sort qu’elle. Plus que son histoire, c’est l’Histoire du Vietnam avec un grand H qui se profile sous chacun des mots, qui se dessine dans chacune des phrases, rendant le récit bouleversant et vibrant de mille âmes. C’est justement ce choix de sujet, allié à une structure éclatée où tout est pourtant interrelié ainsi qu’à une écriture sensible et juste, qui, à mon avis, fait de Ru un incontournable de la littérature québécoise.

 

   Ce qui constitue d’abord la richesse de ce roman, c’est la manière dont l’auteure parvient à raconter son vécu sans verser dans l’autobiographie traditionnelle. Elle possède la capacité de résumer, en quelques phrases courtes et précises, l’identité insaisissable de ceux qui sont depuis toujours à cheval entre deux cultures, oscillant entre leurs racines et leur réalité présente. D’une acuité contemporaine, le regard de Kim Thùy parvient à saisir les sentiments de tout immigré se posant des questions quant à son identité en se demandant : « Alors, qui aimer? Personne ou chacun? » (p. 85) pour, finalement, « choisi[r] de les aimer tous, sans appartenir à aucun » (p. 85). Elle relate ainsi, en de constants allers-retours entre le passé et le présent, entre le Vietnam et le Québec, entre la petite fille de jadis et la femme d’aujourd’hui, cette plaie jamais complètement cicatrisée que constitue l’immigration « pour garder en mémoire un pan d’histoire qui ne trouvera jamais sa place sur les bancs d’école » (p. 45).

 

   Une autre force de ce récit coulant comme une rivière, entraînant le lecteur au gré des mots qui défilent, est sa structure composée de manière fine : chaque page est comme un pan de courtepointe doté de ses propres couleurs et textures et qui, au final, se trouve lié à tous les autres pour former un tout. Il suffit de suivre ce fil conducteur tracé par l’auteure, reliant chacun des morceaux de couverture (ces courts récits d’une page) entre eux, pour saisir l’essence du roman en entier. Ce qui est fascinant, c’est que chaque micro-récit transporte le lecteur dans un univers bien précis : la fuite du Vietnam dans un bateau où « le paradis et l’enfer s’étaient enlacés » (p. 13), l’arrêt intermédiaire dans un camp de fortune en Malaisie, l’arrivée au Québec, la vie de sa famille ou d’autres Vietnamiens en ce nouveau lieu étranger, l’existence de l’auteure aujourd’hui. Elle entremêle tous ces récits pour n’en former plus qu’un, le sien, dans une trame non linéaire trépidante et intime qui donne envie de dévorer le roman d’une traite.

 

   Ce qui, à mon avis, constitue l’aspect le plus envoûtant de Ru, c’est l’écriture délicate et les figures de style évocatrices qui créent un style tantôt bouleversant, tantôt porteur de réflexion. Chaque phrase est un bonbon, un véritable petit bijou pour les yeux et pour le cœur. L’auteure connaît le poids de chaque mot qu’elle utilise et sait manier le vocabulaire de la langue française avec une aisance impressionnante. Elle a cette rare capacité de dosage qui lui permet de frapper fort avec chaque phrase sans que le lecteur ne se sente néanmoins saturé de figures de style. Elle est capable de faire naître des images puissantes en alliant le propre au figuré, comme dans cette toute première page du roman où la beauté se mêle à l’horreur : « J’ai vu le jour à Saigon, là où les débris des pétards éclatés en mille miettes coloraient le sol de rouge comme les pétales de cerisier, ou comme le sang des deux millions de soldats déployés, éparpillés dans les villes et villages d’un Vietnam déchiré en deux » (p. 11). Dans ce premier roman, Kim Thùy fait preuve d’une superbe maîtrise de la comparaison, de l’analogie et de la métaphore pour que le lecteur soit en mesure de voir, littéralement, toutes les épreuves que les Vietnamiens ont dû traverser en quittant leur pays pour un autre.

 

   Ainsi, si le choix de Ru s’est imposé de lui-même dans ma bibliothèque idéale, c’est grâce à son sujet à la fois intime et puissant, à sa trame finement structurée et à ses phrases au vocabulaire riche et aux figures de style frappantes. Il me tarde déjà de me pencher sur les autres œuvres de Kim Thùy, dont À toi (2011), mãn (2013) et vi, roman encore tout chaud paru en avril dernier. Une chose est sûre, c’est que cette auteure, gagnante de nombreux prix dont celui du Gouverneur général en 2010, n’a pas fini de bercer ses lecteurs au fil de ses récits envoûtants.

 

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THÙY, Kim. Ru, 2e édition, Montréal, Éd. Alain Stanké, 2014 [2009], 139 p. (Collection « 10 sur 10 »).

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