La bibliothèque idéale
Gabrielle Roy :
retour sur les bancs d'école
Jolyann Boulay-Gourre
Bien installé entre les cahiers de mathématiques, de français et d’histoire, on aperçoit la professeure. Celle dont on veut être aimé, et dont on souhaite qu'elle se dise impressionnée par notre travail ; celle de qui l’on veut être le préféré. Assis derrière un pupitre, on est prêt à lever la main à la moindre question pour avoir droit à un petit auto-collant brillant de fleur ou d’abeille, mais, dès que la cloche retentit, on se sauve en courant pour aller jouer dehors. C’est là, au tréfonds de notre enfance d’écolier, que nous transporte Gabrielle Roy avec son fabuleux roman Ces enfants de ma vie.
Née en 1909 à Saint-Boniface au Manitoba, l’auteure devient, à la suite de ses études, institutrice. Au début de sa carrière, elle enseigne dans cette province pendant quelques années tout en jouant avec une troupe de théâtre. Puis, elle décide de partir pour l’Europe en 1937. Comptant étudier le théâtre, elle découvre alors sa vraie vocation : écrire. Elle revient au pays en 1939 et s’installe alors à Montréal.
Pour son dixième roman, qui ressemble plutôt à un recueil de nouvelles, Gabrielle Roy revisite des moments de sa vie en tant qu’institutrice. Six petits garçons l’ont marquée. Le roman, divisé en six parties, s’ouvre avec Vincento, un petit Italien effrayé par la rentrée. C'est ensuite le tour de Clair, un petit garçon issu d’une famille pauvre, triste de ne pouvoir offrir rien de mieux à sa professeure qu’un simple mouchoir. Dans la troisième partie, Nil fait son entrée avec sa voix d’alouette ; par la suite, le petit Demitrioff époustoufle tout le monde avec sa calligraphie merveilleuse. Après, on découvre André Pasquier, un jeune garçon qui doit s’occuper de sa famille, et vient enfin Médéric : un beau jeune homme qui ne vit que pour la nature et ses secrets.
Gabrielle Roy nous transporte dans sa classe au Manitoba. Alors qu l'on croit qu’elle est le personnage principal de son roman, on se détrompe bien vite. L’auteure laisse la place à ces enfants qui l’ont si fortement marquée. Elle devient un témoin, et c’est par l’entremise de la perception de l’enfant que l'on comprend à quel point Gabrielle Roy a été une institutrice compétente et d’une bienveillance infinie. Tous ses personnages sont complets et possèdent une profondeur. Chaque trait, chaque caractéristique est présent comme « le pantalon trop large [de Clair] dont la fourche lui arrivait aux genoux », « la petite main » de Nil, « les oreilles décollées » de Demetrioff et « ses petites billes noires de ses yeux ». Les descriptions sont minutieuses et chacun de ces détails permet de dessiner les visages de ces enfants qui, au final, semblent plutôt attachants.
Faisant partie du courant réaliste, l’auteure exprime le plus fidèlement possible la réalité et tente de dépeindre le réel sans l’idéaliser. Ainsi, comme le mentionne Louis Edmond Duranty, le « réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère, du milieu social de l’époque où l’on vit. […] Cette reproduction doit être aussi simple que possible pour être compréhensible à tout le monde. » (cité dans Études littéraires) C’est bien de cette sincérité dont fait preuve Gabrielle Roy en mentionnant même ses pensées les plus noires envers son métier d’institutrice et la qualité de vie de la plupart de ses élèves. Aussi, son écriture détaillée permet d’entrer dans le paysage de son récit et d’y apercevoir « de temps à autres, des flèches de lumière égarée. » (p.128) Gabrielle Roy offre une écriture efficace et sans de fioritures. Ses descriptions sont justes. Chaque mot semble avoir été choisi avec soin et chaque phrase donne l’impression d'avoir été travaillée méticuleusement. On est si bien situé dans le temps et les lieux que l’on s'y sent littéralement transporté.
Dans Ces enfants de ma vie, Gabrielle Roy jette un éclairage nouveau sur le métier d’enseignante : celui du multiculturalisme. Ayant parcouru les plaines canadiennes, Gabrielle Roy a enseigné successivement dans plusieurs petits villages ruraux où sont installées différentes communautés culturelles : des Ukrainiens, des Italiens et des Bretons. Contrairement aux écrivains globe-trotters comme André Bugiroux, qui côtoie des étrangers à travers le monde, Gabrielle Roy les côtoie dans son propre pays. Plutôt avant-gardiste, l’auteure a abordé ce sujet bien avant qu'il ne fasse son entrée dans la littérature québécoise. Donnant une singularité à ses récits, cette rencontre entre les cultures propose au lecteur une ouverture sur d’autres mondes. Du même coup, les histoires de Gabrielle Roy permettent d’explorer son vécu, tout en se rappelant le nôtre alors que resurgissent les bons souvenirs des années passées à l’école primaire.
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ROY, Gabrielle. Ces enfants de ma vie, 2e éd., Montréal, Boréal, 2013, 199 p. (Collection « Compact »).
ÉTUDES LITTÉRAIRES. « Réalisme », [En ligne] http://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/realisme.php, (page consultée le 10 avril 2016).
