La bibliothèque idéale
Assaut en mer
Roxane Forget
Le silence plat, le sentiment que quelque chose se prépare. Toujours ce silence qui perdure. Et puis, sans crier gare, un coup de couteau droit au cœur qui percute de plein fouet. Commence alors la lente agonie. La plaie s’humectant sans relâche pour rappeler ce que l’on s’est, soi-même, infligé.
Amoureux du rap du groupe québécois engagé Loco Locass, et ceux le détestant, la lecture de la dernière oeuvre de Biz vous permettra de le découvrir sous un autre jour. Dans ses trois précédents romans, Dérives (2010), La chute de Sparte (2011), Mort-Terrain (2014), comme dans Naufrage (2016), récemment paru chez Leméac, il use en effet de tout son art pour dévoiler sa sensibilité à fleur de peau.
Lire Naufrage s’apparente à vivre la pire journée de sa vie. Quand Frédérick perd son emploi d’analyste dans une compagnie pour se retrouver en poste aux archives, il devient l’ombre de lui-même, sentant qu’il n’a plus aucune utilité. Cet état dépressif le mènera à oublier les êtres importants qui l’entourent, et des conséquences incommensurables s’ensuivront, choquant ainsi toutes les âmes. Arrivé à la fatidique page 73, le lecteur est pétrifié par la douleur de l’évènement raconté, tout droit sorti d’un fait divers survenu il y a quelques années au Québec. Dès lors, les valeurs du lecteur sont mises à rude épreuve puisqu’il oscille entre la compassion et le mépris.
La dépression parcourt la carrière littéraire de Biz. Guidé par les perturbations de sa propre vie, il s’inspire, dans son dernier roman, des douleurs de l’homme et de la puissance du pardon. Il revisite de façon brillante le thème abondamment exploité de la sentimentalité exacerbée et des liens entre émotivité et nature, en associant la dépression à l’image de l’eau.
Marieke sourit pour la première fois depuis longtemps. Elle entre dans l’eau en marchant lentement, jusqu’à s’immerger complètement. Comme si elle s’offrait en sacrifice à l’océan.
Sa tête réapparaît entre deux vagues, les cheveux plaqués par l’eau. Je bondis la rejoindre en nageant sous la surface. J’émerge soudainement devant elle. Je veux l’embrasser, mais elle pose sa tête sur mon cou, en m’entourant le bassin de ses jambes.
Nous flottons, enlacés entre ciel et mer. Deux naufragés à la dérive. (p. 123.)
Ce n’est pas la première fois que l’auteur aborde ce sujet ; il l’a aussi fait dans Dérives, où il utilise l’image d’un cours d’eau tranquille, sans vie, pour illustrer les craintes et les souffrances de son personnage. Dans Naufrage, au contraire, il se concentre sur les remous d’une mer incertaine. Ainsi, les deux romans présentent une continuité de sens et démontrent l’attachement de l’auteur à ce thème.
Le lecteur s’étant attaché à Frédérick, il le voit alors condamné, dans une lente agonie, à perdre tout ce qu’il possède. Cela est à la fois déchirant et intrigant d’être confronté à une douleur si grande que même pleurer ne peut la soulager. Quand tout est à refaire et qu’il faut se détourner de ce que l’on croyait acquis à jamais ; quand le regard haineux que l’on pose sur soi-même se reflète dans les yeux de nos proches, il n’y a plus d’espoir. Et c’est là que Biz réussit, à travers la psychologie torturée et complexe de son personnage, à soulever des questions éthiques, à faire jaillir l’émotion et à permettre l’adhésion du lecteur. Ce dernier se met à la place de Frédérick. L’attachement qu'il développe avec le protagoniste est d’ailleurs pratiquement instantané puisque la situation initiale le présente dans un moment triste, c’est-à-dire celui de la perte de son emploi. De plus, grâce à son écriture sensible, Biz permet au lecteur de développer une profonde affection envers Frédérick lorsqu’il parle de son fils : « Si brève aura-t-elle été, la vie de Nestor s’est révélée utile, puisque des gens l’ont aimé. Pour tous ceux qui l’ont connu, il a traversé le ciel comme une comète fulgurante et la trace de son souvenir illuminera nos mémoires longtemps après son passage. » (p. 111). Le lecteur est conscient de toute la souffrance vécue par le personnage principal et de l’impossibilité qu’il a de s’en sortir.
Biz enrichit sa proposition d’une critique de la médiatisation qui, inhumaine, sabote la vie des gens au profit d’histoires accrocheuses. Il la compare d'ailleurs judicieusement à des créatures marines assoiffées de sang : « Sous l’œil inquiet de ma femme, je fais le tour de la maison, pour verrouiller toutes les portes et fermer tous les rideaux. Les premiers piranhas ont senti le sang. La horde ne va pas tarder à rappliquer. Marieke et moi sommes des plongeurs dans une cage entourée de requins affamés. »(p.93). Biz use de la métaphore avec brio pour illustrer les dangers reliés à médiatisation dans notre société postmoderne. Il prouve ainsi que les problèmes sociaux lui tiennent toujours à cœur. Son roman est donc porteur d’un message moralisateur ; il ne faut pas croire tout ce que l’on entend, le jugement hâtif est nocif et peut causer des dégâts insoupçonnables.
Cette morale, associée à la sensibilité de l’auteur, fait de Naufrage un roman non seulement crève-cœur, mais aussi une critique du monde moderne contrôlé par les médias de masse. L'écriture de Biz, à la fois lourde de questionnements et subtile dans l’expression des émotions, comble autant le lecteur avide de sentimentalité que celui recherchant l’intelligence d’un propos philosophique postmoderne.
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BIZ. Naufrage, Montréal, Leméac, 2016, 133 p.
