La bibliothèque idéale
Pathétisme et humanisme
chez Romain Gary
Benoîte Turcotte-Tremblay
Roman d’amour et surtout d’humanité, La vie devant soi est probablement l’oeuvre de Romain Gary qui illustre le mieux l’homme aux vies multiples qu’il a été; le héros de guerre, le diplomate et l’écrivain s’y marient pour créer une oeuvre universelle. Publié en 1975 sous le pseudonyme d’Émile Ajar, ce roman fait de Romain Gary le seul auteur au monde à s’être mérité à deux reprises le prestigieux prix Goncourt.
Né en 1914 dans une famille juive à Vilnius, en Lituanie, Romain Gary est naturalisé français en 1935 et prend part à la Seconde Guerre mondiale, notamment comme pilote dans les Forces aériennes françaises libres. À la fin de la guerre, il reçoit le titre de compagnon de la Libération et devient diplomate au service de la France. Parallèlement à cette carrière qui le fait voyager à travers le monde, Gary publie en 1945 Éducation européenne, son premier roman, qu’on qualifiera de « grand roman de la résistance » et qui le placera dès lors au rang des plus grands écrivains du XXe siècle. Suivront de nombreux autres titres, dont Les Racines du ciel, pour lequel il gagnera le prix Goncourt pour la première fois en 1956.
Roman à la fois introspectif et ouvert sur le monde, La vie devant soi raconte l’histoire d’amour entre Momo et Madame Rosa, une vieille femme juive ayant survécu à Auschwitz et qui tient à Belleville un foyer d’accueil pour les enfants de prostituées. Devenue trop vieille elle-même pour continuer à se prostituer, Madame Rosa élève les enfants qui risqueraient d’être pris en charge par l’Assistance publique et de ne jamais revoir leur mère. Profondément angoissé par la perspective de la mort de sa mère adoptive qui a de plus en plus de mal à monter les six étages menant à leur appartement, Momo erre seul dans Paris, un peu désoeuvré et plein de questionnements trop sérieux pour son âge. Il restera avec Madame Rosa jusqu’au bout, prenant soin de son confort et de sa dignité, rassurant constamment la Juive traumatisée en elle.
La carrière de diplomate et surtout la grande humanité de Romain Gary sont non seulement contenues dans La vie devant soi, mais elles en sont le principal moteur, puisqu’il s’agit d’un roman d’amour et de réconciliation entre les peuples, ainsi qu’entre la jeunesse et la vieillesse. C’est l’histoire d’amour entre un petit garçon arabe d’une dizaine d’années et une Juive de près de soixante-dix ans qui enjambent sans hésiter le fossé culturel et générationnel qui les sépare. Momo et Madame Rosa trouvent l’un chez l’autre l’être cher qu’ils n’ont jamais connu : l’ancienne prostituée aime le petit garçon comme un fils, elle qui n’a jamais eu d’enfants à cause de son métier, et Momo, fils de prostituée, ne saurait vivre sans la mère qu’est pour lui Madame Rosa. La relation de ces deux personnages réconcilie symboliquement les peuples arabe et juif, à la géographie déchirée à la suite de la Seconde Guerre mondiale : le petit Momo récite avec Madame Rosa des prières en yiddish et l’aide à se réfugier dans son « trou juif », où elle pourra mourir en paix. Par-dessus tout, La vie devant soi est teinté de cette volonté de Romain Gary de rendre leur humanité et leur dignité aux prostituées, proxénètes et différents personnages évoluant dans Belleville et pour lesquels les « quartiers français », dédaigneux et hautains, nourrissent dégoût et préjugés. Les prostituées sont évoquées par Momo sans tabou, telles des femmes honnêtes pratiquant un métier éreintant (ils les appelle d’ailleurs toutes « Madame », avec respect), et les proxénètes sont simplement les hommes qui en prennent soin. Gary utilise ainsi avec habileté la naïveté de l’enfance pour abattre les préjugés français sur l’ethnie, la religion, le métier et même l’identité sexuelle, comme on peut le voir avec le personnage de Madame Lola, ancien boxeur se prostituant au bois de Boulogne comme « travestite », pour employer les mots de Momo, et que Romain Gary sacralise par les paroles de Madame Rosa, qui la qualifie de « sainte » en raison de sa grande bonté et de sa générosité sans limites.
Le choix de narration fait par Romain Gary mérite sans contredit d’être mentionné. En effet, le lecteur se sent interpellé dès la première phrase par le « vous » qu’emploie Momo pour s’adresser à son interlocuteur. L’empathie de même que la curiosité sont très vite suscitées lorsque le narrateur annonce une information que le lecteur apprendra plus tard, s'il « trouve [...] que ça vaut la peine » (p.11-12) de s'engager plus avant dans le récit. D’ailleurs, ce dernier revêt la forme d’une histoire que l’on raconte oralement, avec tout ce que cela implique de répétitions, de commentaires et de réflexions sur ce qui est dit. La vie devant soi est ainsi une longue mise en abîme puisque Momo fait le récit de sa vie non seulement à nous, lecteurs, mais aussi, comme nous le découvrons à la toute fin du roman, à sa nouvelle famille.
Extrêmement rythmé grâce, d'une part, à la présence d’anecdotes et d’espèces d’aphorismes que Momo répète régulièrement et, d'autre part, à la succession de scènes se déroulant à l’intérieur et à l’extérieur de l’appartement, La vie devant soi, sans être un roman d’action, conserve une narration dynamique. Cette alternance des cadres spatiaux permet à Romain Gary de dresser un portrait authentique de Belleville, quartier ethnique et défavorisé de Paris, tout en pénétrant dans l’intériorité de Momo, qui ne connaît pas ses parents et se débat pour trouver un sens à la vie. Lorsqu’il décrit ce qui se passe dans leur appartement du sixième étage, Momo ne cesse de vouloir s’évader de cette vie misérable pour fuir cette femme qu’il trouve moche et malheureusement repoussante. Toutefois, lorsqu’il est dehors à courir les rues de Paris, son parapluie Arthur sous le bras, il ne peut empêcher l’angoisse de l’envahir en imaginant la mort imminente de Madame Rosa.
La langue de La vie devant soi, à la fois enfantine et sage, est avant tout empreinte d’une grande poésie. Momo côtoie plusieurs adultes et, très attentif à tout ce qui l’entoure, absorbe leurs expressions et les utilise à son tour, parfois sans en comprendre véritablement le sens. En effet, âgé d’une dizaine d’années, Momo est « interdit aux mineurs » (comme il le souligne lui-même) ; tout le lexique de la sexualité lui échappe donc, et il mélange les termes, créant des doubles-sens, des calembours ironiques qu’il ne saisit pas lui-même. Par exemple, Momo résume la contraception et même l’avortement par le simple terme d’« hygiène » en expliquant que les enfants de pute naissent lorsque les prostituées ne parviennent pas à les « arrêter à temps par l’hygiène » (p. 41).
L’unicité linguistique de La vie devant soi réside également dans le mélange des niveaux de langue que le narrateur exécute avec finesse. Le grotesque et le scabreux du langage populaire côtoient la langue sensée du docteur Katz et celle plus poétique de Monsieur Hamil. Ce mariage des langages que l’on retrouve dans la voix de Momo est en congruence avec le propos de Romain Gary et permet d’adoucir la tonalité pathétique de l’histoire. Le lecteur est non seulement ému par la poésie qui naît dans la bouche de Momo, mais il est sans cesse stimulé intellectuellement par les trouvailles langagières qu’il fait au cours de sa lecture. Les nombreuses « erreurs » de prononciation de Momo traduisent la naïveté de son jeune âge; il apprend au cours du roman qu’on dit « proxénète », mais il continue d'utiliser « proxynète » simplement parce qu’il en a l’habitude, trahissant du même coup son refus de vieillir. Momo utilise également de nombreuses impropriétés linguistiques, comme lorsqu’il soutient qu'il n’est pas « inadopté » (p.113), au lieu de dire « inadapté ». Cette impropriété, qui n’est pas employée innocemment, est visiblement une synthèse des mots « inadapté » et « inadoptable », qui évoquent la peur de Momo de ne pas réussir à s’adapter au monde qui l’entoure et celle de manquer d’amour.
Oeuvre profondément humaniste et sans contredit universelle, La vie devant soi parvient à sublimer les méandres de la condition humaine en présentant une réalité scabreuse, mais d’une grande authenticité.
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GARY, Romain. La vie devant soi, 2e éd., Paris, Gallimard, 1982 [1975], 288 p. (Collection «Folio», no 1362).
LECARME-TABONE, Éliane. La vie devant soi de Romain Gary (Émile Ajar), essai et dossier, Paris, Gallimard, 2005, 246 p. (Collection « Foliothèque », no 128).
