top of page

La noblesse du sadisme

 

Aleksander Gan-Ganowicz

 

 

   Un bon auteur se doit d'avoir une écriture assez juste pour captiver un lecteur même dans les histoires les plus repoussantes. C’est ce qu’a accompli Donatien Alphonse François de Sade dans le roman qu’il introduit comme la défense du mal : Justine ou les malheurs de la vertu.

 

   D.A.F. de Sade, bien plus souvent appelé le marquis de Sade, était un auteur et politicien français de la fin du XVIIIe siècle. Cet homme aux mœurs particulièrement dérangeantes fut enfermé pendant près de 30 ans de sa vie soit à l’asile, soit en prison. Ses écrits marqueront les gens par leur cruauté; on utilisera d’ailleurs son nom dans plusieurs langues pour en faire « sadisme » et « sadique ».

 

   Napoléon Bonaparte fit envoyer le marquis de Sade faire un autre séjour en prison lorsque ce dernier publia Justine. Il faut dire que ce livre présentait des aspects qui choquèrent beaucoup de gens et qui troublent encore. Il s’agit de l’histoire de deux sœurs qui se retrouvent orphelines à l’âge de 12 et 15 ans. La plus vieille se tourne vers la prostitution et devient riche en assassinant ses maris. La deuxième, Justine, choisit de rester vertueuse. Tout au long du livre, elle sera enlevée, séquestrée, violée et battue par les hommes qu’elle rencontrera. Ce récit fait ainsi l’éloge d’un plaisir obscène et d’un athéisme virulent, mais dans les mots les plus soignés.

 

   À l’époque, l’idée centrale du livre, l’athéisme, était une offense plus grande à la société que les obscénités qui y sont présentées. Malgré une préface qui prétend le contraire, il devient rapidement évident que le livre est une attaque directe à la religion catholique et à la justice céleste. Entre deux scènes d’une noirceur écœurante, le marquis de Sade propose d’élégants discours dans une rhétorique méticuleuse. Tous les personnages masculins du livre défendent la même idée, comme un écho de la voix de Sade. Pour lui, Dieu n’existe point, alors le mal doit être essentiel à l’homme :

 

Quand ses inspirations secrètes nous disposent au mal, c'est que le mal lui est nécessaire, c'est qu'elle [la nature] le veut, c'est qu'elle l'exige, c'est que la somme des crimes n'étant pas complète, pas suffisante aux lois de l'équilibre, seules lois dont elle soit régie, elle exige ceux-là de plus au complément de la balance ; qu'il ne s'effraye donc ni ne s'arrête, celui dont l'âme est portée au mal ; qu'il le commette sans crainte, dès qu'il en a senti l'impulsion : ce n'est qu'en y résistant qu'il outragerait la nature. (p.59).

 

Ce thème se déploie jusqu’à la conclusion de l’histoire, alors que les deux sœurs sont réunies et que la plus jeune des deux termine enfin son histoire. Justine se fait alors frapper par la foudre et décède. Cette fin déroutante utilise l’un des symboles de Dieu pour marquer une sorte d’ironie, où la plus vertueuse périt par la religion.

 

   Le livre se démarque par son style unique. L’atmosphère créée au cours du récit provoque chez le lecteur un malaise semblable à celui qui pourrait être produit par un livre appartenant à la littérature gore. Pourtant, ses descriptions ne sont pas particulièrement sanglantes. En fait, le roman se rapproche plus d’un érotisme déviant que de la littérature d’horreur. La précision de Sade dans la description des supplices est ce qui rend le livre si proche d’une littérature d’épouvante. L’imaginaire de Sade nous amène là où notre esprit ne se serait jamais égaré, dans des situations que l’on souhaiterait ne jamais avoir imaginées. Justine réussit là où l’horreur tend à échouer : le livre renouvelle constamment le sentiment de dégoût, et les 400 pages évoluent en une surenchère qui ne paraît ni ridicule ni lassante. Les différents bourreaux de Justine sont nombreux, avec chacun leurs propres idées du sort qui doit être réservée à celle-ci. Les châtiments que subit la pauvre orpheline sont tout aussi multiples, mais rarement répétés. Certaines images sont assez fortes pour rester longtemps dans la mémoire du lecteur.

 

   Le plus grand mérite de Justine ou les malheurs de la vertu est sa langue irréprochable et ses phrases d’une qualité linguistique rarement égalée. Il est difficile de ne pas être séduit dès les premières pages par cette plume précise et envoûtante. Caractérisique du courant libertin, duquel Sade faisait partie, l’écriture recherchée contraste volontairement avec un sujet brutal et violent : « Octavie, honteuse, ne sait où fuir pour dérober ses charmes, partout elle ne trouve que des yeux qui les dévorent, que des mains brutales qui les fouillent ; le cercle se  forme  autour d'elle,  et,  ainsi que je l'avais fait,  elle le  parcourt en tous les sens » (p.222). Le style littéraire raffiné rationalise les actes de violence et permet que le roman ne tombe jamais dans la vulgarité. Les personnages masculins, nombreux, sont aussi décrits avec un vocabulaire soigné malgré leur rôle sadique : « [Roland] joignait tous les vices qui peuvent résulter d’un tempérament de feu, de beaucoup d’imagination, et d’une aisance toujours trop considérable pour ne l’avoir pas plongé dans de grands travers » (p.295). La façon décrire de Sade sert ainsi à appuyer son discours principal, l’inutilité de la religion et de la vertu, car chaque personnage est représenté comme un brillant esprit pouvant débattre de sujets d’une manière logique et valable. Le livre n’est donc pas simplement une histoire servant au plaisir des sadiques, et la finesse de la plume donne une importance intellectuelle à la violence du récit.

 

   Justine ou les malheurs de la vertu est donc un livre qui est en apparence malsain, mais qui a les qualités pour rivaliser avec les grands textes de la littérature. Il n’est toutefois pas destiné à n’importe quel public, car il provoque un sentiment de malaise même à l’esprit le plus sadique.

 

_______________________________

 

DE SADE, Donatien Alphonse François, Justine ou les malheurs de la vertu, Paris, Ed. Caractère, 2014 [1791], 389 p.

bottom of page